Nombre de messages : 1045 Date d'inscription : 13/05/2008
Sujet: Un guet-apens en bord de Seine, à l’âge du bronze Mer 19 Fév 2014 - 7:53
Un guet-apens en bord de Seine, à l’âge du bronze
Une équipe d'archéologues a mis au jour les restes d'une embuscade qui s'est déroulée à l'âge du bronze. Elle utilisait une arme meurtrière et inédite pour l'époque en Occident : la fronde.
À gauche, fouille de l'ancien gué, cible des tireurs de l'âge du bronze ; à droite, l'une des centaines de balles de fronde mises au jour. Elles sont en craie. Cyril Marcigny
Ils les attendaient. Le petit groupe qui cheminait s'était engagé sur le gué pour traverser la rivière. Soudain, une grêle de projectiles s'est abattue sur eux. Les assaillants avaient sorti leurs frondes. Ils tireront sans relâche, plusieurs centaines de fois. Certains en sont-ils morts ? Blessés sûrement. Car à cinquante mètres de leurs victimes, juchés sur des talus, les tireurs font mouche, et les blessures sont terribles.
Bien sûr, tout cela ne figurera pas dans le rapport de fouilles que vont bientôt remettre Cyril Marcigny et ses collègues de l'Inrap sur le site d'Alizay, en Haute-Normandie. Les archéologues sont des scientifiques et se tiennent en général prudemment à l'écart des interprétations, surtout romancées, de leurs sites. Ils savent bien que les hypothèses sont éphémères. L'histoire de l'archéologie est jonchée de théories qu'un trop-plein d'enthousiasme a entraîné vers des spéculations aventureuses.
Mais reste qu'il faut quand même expliquer la présence de plus de cinq cents balles de fronde, dans le fond d'un petit chenal de la Seine aujourd'hui disparu, vers 1600 ans av. J.-C., à l'âge du bronze. Et l'hypothèse d'un guet-apens, aujourd'hui, tient plutôt bien la route.
Certes, il pourrait s'agir d'un dépôt de munitions, qui auraient roulé jusqu'au fond du chenal. Par le passé, des archéologues ont en effet déjà mis au jour des accumulations de balles de fronde. En Europe de l'Ouest, elles apparaissent à la période qui suit l'âge du bronze, l'âge du fer. Placées près de fortifications, elles semblent effectivement appartenir à des sortes d'armureries abandonnées.
Mais à Alizay, la disposition des balles de fronde semble peu compatible avec un dépôt. Car les balles n'étaient pas qu'au fond du chenal. Il y en avait aussi sur les versants des deux berges. En outre, un stock de balles de fronde, même roulant sur une pente, serait globalement resté dans le même ensemble de sédiments. Ici, les archéologues en ont trouvé un peu partout. Et le petit marigot qui coulait à l'époque dans le fond du chenal aurait été bien incapable de charrier et de disperser ces centaines de balles − de 70 grammes chacune en moyenne.
L'examen des balles, enfin, ne laisse guère de doutes. Car certaines ont des traces de chocs. D'autres se sont clairement enfoncées dans la terre. Enfin, certaines se sont même cassées sur des pierres. Tout indique qu'elles ont été lancées, avec force.
La fronde, cependant, n'est pas qu'une arme de guerre : elle sert aussi pour la chasse. Mais franchement, on se demande bien pour quelle proie d'hypothétiques chasseurs se seraient livrés à une telle débauche de munitions. Et aussi quelle étrange technique de chasse consisterait à acculer un animal au fond d'un chenal pour le bombarder de pierres. La plupart du temps, les sociétés humaines utilisent la fronde pour chasser des oiseaux et non des animaux terrestres, d'après les descriptions faites par les ethnologues.
En outre, un autre élément suggère que les victimes étaient humaines. C'est la présence du gué. Les archéologues ont en effet mis au jour plusieurs dizaines de blocs de calcaire dans l'ancien lit du marigot. Ce dernier serpente dans les alluvions de la Seine, et n'a rien d'un torrent de montagne : ces pierres n'ont rien à y faire. C'est donc vraisemblablement un gué artificiel, qui permettait de franchir à pied sec le chenal. Ce n'est pas le seul : à cent mètres en aval, une éminence de terre facilitait elle aussi le passage.
Or, d'après la répartition des balles, ces deux points étaient la cible des tireurs. Peut-être qu'un groupe d'êtres humains était en train de franchir le chenal à ces deux endroits quand ils ont été attaqués. « Il y a toujours la possibilité que ces deux accumulations de balles ne se soient pas produites au même moment », précise Cyril Marcigny. Deux attaques, à des mois ou des années de distance, qui feraient alors de ce chenal un vrai coupe-gorge…
Quoi qu'il en soit, cette embuscade n'a pas vraiment de précédent. C'est surtout la fin de l'âge du bronze, à partir de 1200 ans av. J.-C. environ, qui est connue pour ses conflits, comme le montrait la découverte, il y a trois ans, d'un champ de bataille le long d'une rivière (photos) en Allemagne.
Toutefois l'époque à laquelle appartiennent les frondes d'Alizay − que les archéologues appellent la fin du bronze ancien − pourrait, elle aussi, être une période de troubles. Car la société connaît alors une profonde mutation. Auparavant, seules les classes sociales les plus élevées semblent faire l'objet d'inhumations − sous des tumulus, notamment. Mais lors de cette phase, la société semble devenir beaucoup plus égalitaire : les défunts sont enterrés ensemble et sans vraiment de signes distinctifs. Ces changements se sont peut-être accompagnés de conflits. Un charnier qui date de cette époque, à Wassenaar, près de La Haye, aux Pays-Bas, par exemple, semble être le résultat de morts violentes.
Nicolas Constans
Merci à Cyril Marcigny et Erik Gallouin.
Ces résultats, inédits, sont préliminaires : ils feront l'objet par la suite d'une publication scientifique.
Complément :
Comment les archéologues savent que ce sont des balles de frondes ?
Parce que leur forme, en ballon de rugby, est caractéristique, et n'a pas vraiment changé depuis des millénaires. Elle leur permet de mieux tourner sur elles-mêmes pendant le lancer, ce qui les stabilise − tout comme les obus, les balles de revolver, les frisbee, les ricochets, etc. À Alizay, elles font cinq à huit centimètres de long. Il existe des balles rondes à Alizay, mais elles sont largement minoritaires.
Les balles de frondes découvertes à Alizay - Erik Gallouin
En quel matériau sont-elles ?
Elles sont en craie, un matériau jusqu'ici inconnu pour les balles de fronde. Les plus anciennes balles attestées, dans le bassin méditerranéen, sont en céramique, puis, pendant l'Antiquité, souvent en plomb. Mais la craie est partout dans cette zone de la Normandie. En outre, il n'est pas très difficile de fabriquer les frondes. Avec une lame de silex, les archéologues n'ont mis que dix à vingt minutes pour en reproduire à l'identique. La balle obtenue est très dure, et encore plus si on l'humidifie.
Reproduction des frondes d'Alizay avec un silex - Erik Gallouin
Quelle était la dangerosité de ces armes ?
La portée du tir est variable. Selon la longueur de la fronde utilisée pour lancer, les archéologues ont atteint quarante à quatre-vingt mètres. À Alizay, cela suffisait amplement aux tireurs postés sur les berges du chenal, pour atteindre des hommes passant sur le gué. « Avec un tireur entraîné, la précision est redoutable » explique Cyril Marcigny. Les études ethnographiques montrent aussi que les blessures infligées peuvent être terribles. Une balle de fronde peut tout à fait percer une voûte crânienne, par exemple.
Tests expérimentaux de la portée des répliques des balles de fronde d'Alizay - L. Chantreuil
Comment se lance une fronde ?
Dans l'Antiquité, les tireurs des Baléares étaient très réputés selon l'historien romain Strabon. Aujourd'hui, la pratique est toujours vivace. Vidéo d'un lanceur de ces îles, au ralenti :
Quel aspect avaient les frondes ?
Souvent en fibres végétales, elles sont rarement préservées. L'une des rares à l'avoir été vient d'Égypte. Elle est datée de la fin de l'âge du Bronze, autour de 800 ans av. J.-C.
Fronde découverte en Égypte (à droite) avec une reproduction moderne et l'outil utilisé pour fabriquer cette dernière − licence CC-BY-NC-SA The Petrie Museum of Egyptian Archaeology UCL
Une fouille très étendue
La fouille est très vaste, près de dix hectares, car elle précède l'implantation d'une carrière de granulats (il s'agit d'archéologie préventive). Elle a révélé bien d'autres sites archéologiques, comme une ancienne hutte de chasseurs-cueilleurs et un camp retranché destiné à se protéger des Vikings.